Editorial

Depuis 1990 les Rencontres déclinent chaque année la diversité et la vitalité de la cinématographie espagnole à travers d’importantes rétrospectives thématiques (cette année San Sebastián et le cinéma basque sont à l’honneur, après Madrid et Barcelone). Sélection d’inédits et d’avant-premières (une vingtaine de films), compétitions (Prix Jules Verne du jury et Prix du public), hommages (à Mario Camus, Montxo Armendáriz, Imanol Uribe et José Luis Borau), concerts (Beñat Achiary), exposition de peinture (Ana Medem), forums, débats et tables rondes sur Nationalismes, Histoire, Littérature et Cinéma, programmation et actions en direction du jeune public, ponctuent cette nouvelle manifestation qui conjugue également et à son habitude fictions et documentaires, patrimoine et découvertes. Pour cette onzième édition les Rencontres et San Sebastián/Donostia s’affichent au cinéma le Katorza et s’exposent à Cosmopolis, au Pannonica, au Théâtre Universitaire, au Centre International de Langues (CIL), à la Médiathèque, au Cinématographe et Place du Commerce.

La Péninsule dans tous ses états

Aujourd’hui, il y a plutôt quinze ou vingt Espagnes que deux, comme le disait autrefois le poète Antonio Machado, et il y a plutôt dix cinémas qu’un seul. Si l’on peut analyser les éléments de cette particularité espagnole, on imagine mal comment l’exporter, tant l’Espagne reste unique dans ses particularismes, et entière dans sa démarche de modernisation. Cette modernité est aujourd’hui affranchie des anciens préjugés « modernistes », elle n’est pas synonyme de « table rase », elle consiste même, de plus en plus, à mêler ou à faire coexister les longueurs d’ondes temporelles les plus hétérogènes, à court-circuiter l’archaïsme et la nouveauté, comme si la culture quotidienne ne s’évaluait plus en termes de progrès mais en termes d’intensité.

Le cinéma espagnol réalisé au cours de ces deux dernières années, et que nous présentons à Nantes pendant quinze jours, serait la meilleure illustration de ces paradoxes, qui ne sont nullement des contradictions.

Générations 2000

Au cours de ces dix dernières années, les Rencontres du Cinéma Espagnol de Nantes ont voulu, avant tout, être une plateforme pour les anciens et les nouveaux réalisateurs, ainsi qu’une occasion pour le spectateur français de découvrir un panorama des plus complets de ce que l’on peut voir ou revoir en ces années 2000 en Espagne, en dehors des circuits commerciaux de distribution. Si, jusqu’à présent, on n’a parlé en France que des réalisateurs et des films espagnols, le temps est venu désormais de parler du cinéma espagnol et d’autres cinémas identitaires dans la Péninsule.

Les « Goya » – l’équivalent des « Césars » en France – de ces deux dernières années ont récompensé de jeunes réalisateurs (Benito Zambrano, Solas, Achero Mañas, El Bola), qui, par la nouveauté de leur style, ont relégué le genre « almodovarien » au rang des films de cinémathèque. Ils sont trente, quinze seulement si l’on ne retient que ceux ayant réalisé des longs métrages, à avoir, tout au long des années 90, profondément modifié le paysage cinématographique espagnol. Cette nouvelle génération d’auteurs-réalisateurs (ils sont, dans la majorité des cas, auteurs de leurs scénarios) a donné naissance à un cinéma de qualité, plébiscité comme tel par un public espagnol qui fuyait autrefois le cinéma national qualifié péjorativement « d’espagnolade ».

Leurs scénarios s’illustrent par une absence totale de poids historique, social (sauf quelques exceptions), et par leur attachement au présent. Ces cinéastes racontent et filment ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent. Les récits sont dominés par une narration au présent et par la mise en scène des héros qui ont sensiblement le même âge que leurs créateurs. Ils se situent dans les sphères individuelles, sentimentales ou familiales d’une jeunesse, avec ses urgences sexuelles et ses états d’âme : Krampack, de Cesc Gay, Raisons de vivre, de Alfonso Albacete et David Menkės, Asphalte, de Daniel Calparsoro, ou encore Jeu de rôles, de Mateo Gil, co-scénariste de Amenábar, seraient des exemples parfaits de cette mouvance-là.

Reste cependant que d’autres réalisateurs jeunes, José Antonio Quiros (En route vers le palais), moins jeunes, José Luis Borau (Leo), ou Llorenç Soler (Lola vende ca), primé aux Xèmes Rencontres, nous montrent une société espagnole qui tente de cacher ses exclus, ses parias – mineurs au chômage, ouvriers de banlieues industrielles, gitans – sous des apparences de croissance économique, de mondialisation et de fierté recouvrée. Sans rompre ses liens avec le passé, par leur réflexion critique, ces réalisateurs et quelques autres témoignent de leur volonté de s’inscrire dans la filiation des cinéastes du réalisme social (Luis Garcia Berlanga, Juan Antonio Bardem, Fernando Fernán-Gómez…) qui avait donné le meilleur cinéma des années 50 et 60.

Filmer l’histoire collective

La genèse d’un nombre important de films espagnols, depuis les années 50, est indissociable de la prise de conscience d’une génération dont l’origine même est profondément marquée par le traumatisme de la Guerre civile. C’est le cas, entre autres, de Carlos Saura, Gutiérrez Aragón, Victor Erice, ainsi que de Mario Camus, auquel les Rencontres rendent cette année hommage. Avec Les jours du passé, le réalisateur a concrétisé un rêve personnel et l’ambition d’une génération : raconter la lente agonie des maquisards anti-franquistes. Au travers de ce film et de tant d’autres dans sa filmographie, dont Les Saints innocents et Ombres dans la bataille, qui seront présentés à Nantes, Mario Camus va au-delà d’un monde enraciné dans son aliénation résignée (le monde rural ou celui des terrorismes) pour explorer subtilement le temps constructeur de l’histoire à travers les générations successives mises en scène.

C’est dans la même veine d’inspiration que José Luis Cuerda réalise La langue des papillons, sur la Guerre civile dans une petite bourgade de Galice. Il s’agit, pour ce réalisateur, comme pour Fernando Trueba (La prunelle de tes yeux) ou encore pour Patricia Ferreira (Je sais qui tu es) de parler du passé proche – la Guerre civile, l’après-guerre ou la Transition – pour mieux comprendre le présent, et cela sous couvert de récit épique, de comédie, ou encore d’enquête policière.

San Se, l’insensée ? Donosti, zoroa ?

Donostia, l’insensée et la mesurée, allie nostalgie Belle époque et modernité, le mythe et l’aventure universelle. Ville blanche posée au bord de la baie de la Concha, elle défie aujourd’hui la magie de son paysage par ces cubes protéiformes (Le Kursaal) qui se jettent à l’embouchure du fleuve. Donostia, encore et toujours. On y vient pour peindre et sculpter (Eduardo Chillida, Jorge Oteiza), pour écrire (Pio Baroja, Bernardo Atxaga), pour chanter, pour y faire du cinéma.

Le chanteur basque de Saint Palais, Beñat Achiary, puise ses inflexions dans la tradition populaire mais improvise, à partir de musiques du monde entier. Le cinéaste Montxo Armendáriz, lui, s’inspire des traditions rurales de la Navarre (Tasio), mais accueille, au cœur même de ses films, des rêves et des hommes tirés de l’histoire universelle afin de ravir et malmener un spectateur dupé par des effets de trompe l’œil (27 heures, Secrets du cœur).

Le Pays Basque trouve, à la fin des années 70, son porte-parole en la personne de Imanol Uribe. Son premier film, Le procès de Burgos (1979) est une suite d’interviews de militants de l’E.T.A. ayant eu un rôle actif lors du procès de Burgos. Tout en conservant la même ligne de récupération historique, La fuite de Ségovie (1981), récit politico-policier, reconstruit une fiction en s’inspirant de l’évasion de nationalistes basques en 1976. Depuis, la filmographie de Imanol Uribe s’est élargie, avec Le roi ébahi (1991), Bwana (1995) ou Étrangers (1998). Dans Pleine lune (2000), à partir du roman éponyme de Antonio Muñoz Molina, Imanol Uribe renoue avec le thriller pour aborder cette ligne fragile qui se situe entre l’amour et l’horreur avec des arrières plans politiques. Les cinémas espagnol et basque semblent, en ce début de siècle, soucieux d’universalité dans le temps et dans l’espace, comme si l’ancrage les projetait hors d’eux-mêmes. Les deux donnent l’impression d’évoluer dans un système immuable de signes dont l’agencement n’apparaît pourtant qu’au terme d’une histoire, à l’image de leurs terres natales, si présentes et si inaltérables qu’elles semblent s’être secrètement affranchies du temps et de l’espace.

 

Pilar Martínez-Vasseur