MIROIRS ET LUMIÈRES : LE CINÉMA ESPAGNOL

Ils étaient 83 millions de spectateurs à avoir franchi les portes de quelques 1800 salles en Espagne l’année dernière, soit une augmentation de 5 millions d’entrées par rapport à 1992. Malgré une production nationale en progression (52 films tournés l’an passé) et quelques éclaircies notées ici et là (Almodóvar, Aranda, Erice, Trueba…) le cinéma espagnol, comme le cinéma en général, s’interroge sur son avenir et sa capacité à séduire d’autres publics que le sien.
Car pour un Almodóvar qui arrive à franchir les Pyrénées, combien de Pilar Miro ou de Francisco Regueiro qui ne sont encore prophètes que dans leur pays ?

Cette IVème rétrospective sur le cinéma espagnol se voudrait une plate-forme pour les nouveaux réalisateurs, ainsi qu’une occasion pour le spectateur français d’avoir un panorama plus complet de ce que l’on peut voir et revoir en ces années 90 en Espagne.

Entre 1975 et 1993, ce qui est frappant sans doute pour le spectateur français, c’est de voir le nombre de films consacrés à l’évocation du passé proche et surtout à la guerre civile et à l’après-guerre. C’est le cas pour Les longues vacances de 36 (1975) et Le long hiver (1991) de Jaime Camino.
Dans un pays où la démocratie prit vite le visage de la libération sexuelle, le cinéma accorda, on s’en doute, une place de tout premier ordre à la sexualité des individus. Il se mit à s’intéresser à des penchants interdits jusqu’alors : l’homosexualité masculine par exemple, rejetée par les consciences, absente des écrans, est traitée entre autres, par le réalisateur basque Imanol Uribe dans La mort de Mikel (1984). Peinture peu conformiste, pleine de nuances sur l’homosexualité et les problèmes nationalistes… Ce même Uribe en 1991 décide de s’attaquer aux tabous de l’Espagne de 1620 dans Le roi ébahi (1991). Fable, comédie picaresque qui mêle le politique, le religieux, « l’intimité » – très relative – du roi et des Grands d’Espagne.

Constat élémentaire : le désir, la conquête sexuelle avec son cortège de variations et de stratagèmes est en passe de devenir une constante du cinéma espagnol. Il suffit de voir les dernières œuvres de Bigas Luna : Angoisse (1987), Jambon, Jambon (1992), et de Vicente Aranda, Amantes (1991) pour s’en convaincre. C’est ce désir qui lui aussi détermine les ressorts essentiels de Belle Époque (1992), la dernière comédie polissonne de Fernando Trueba, déjà responsable du remarquable Manolo (1986). Ce désir sur lequel ont déliré à l’infini les surréalistes et dont l’héritage subversif se trouve présent chez les nouveaux réalisateurs espagnols : Julio Medem avec son Écureuil rouge (1993) et Juamma Bajo Ulloa, Ailes de papillon (1991).

Et lorsqu’il est question de désir, d’amour fou, ou encore de rêve, comment ne pas évoquer Luis Buñuel et son film El (1952). Buñuel, le maître revendiqué, aussi bien par Uribe, Trueba et Almodóvar que par les jeunes créateurs Medem et Bajo Ulloa. Tous militants du rêve, d’un de ces rêves éveillés, parcourus d’idées délirantes et éphémères qui nous font sentir que la vie pourrait s’engager sur un tout autre chemin, ne serait-ce que l’espace de quelques instants… Rêve ou cauchemar pourrait être le propos aussi de Victor Erice dans Le songe de la lumière (1993). Le réalisateur andalou, qui tourne un film tous les dix ans (L’esprit de la rucheLe Sud), retrouve avec son dernier film ce qui fait l’irremplaçable singularité des pionniers du cinéma, la capacité de remplir chaque plan d’existence, chaque regard de présence, chaque image d’émotion…

Avec cette libération des censures historique et morale, les cinéastes espagnols en profitent-ils pour affirmer leur tendresse à l’égard de l’homme, et traiter avec légèreté les événements les plus dramatiques ? Non ça c’est le cinéma italien. Pour nous montrer de hautes personnalités se battant pour de grandes causes ? Non ça c’est parfois le cinéma américain. Pour intellectualiser avec esthétisme ? Non ça c’est plutôt le cinéma français. En Espagne, les gens de cinéma seraient en train d’inventer, de réinventer…
Le bonheur tout simplement, après avoir eu à réinventer un nouveau langage.

 

Pilar Martínez-Vasseur